J’allume une cigarette. La quatrième de la journée. Je suis réveillé depuis huit heures, j’ai travaillé quatre heures.
Je fume car le travail. Fumer me donne du rythme, me donne une pause. Me permet de tenir, de ne pas m’endormir. C’est la part de rythme nécessaire mais qui m’est personnelle, comme une musique choisie au rythme d’une machine, de travail.
Je fume parce que les autres. En leur présence, parlant, ou rien. Juste là. Dans leur rapport à eux, dans ce vide de corps séparés par du vide, sans se toucher. Entre nous mais qu’est-ce que j’ai en tête. Parler. Et quoi encore raconter. Le choc de ce rapport, l’amortir. Fumer c’est jouer sur ma respiration, donc sur ma respiration à l’autre, quand celle-ci palpite, divague, s’absente, cahote, se vide. Sans parler des autres qui s’imposent comme force. Je fume pour ne pas leur rentrer dedans, éviter l’explicite du conflit, les irréconciliables.
Je fume parce que la faim. Là je fume pendant que le riz boue. Un reste de poulet mariné au yaourt et tandoori dans le frigo attend son temps de poêle. J’ai faim alors je fume. Mon corps ma bouche œsophage estomac attendent une nourriture. Des bulles pour le poisson quand il voudrait parler. Je dis. Des mots me viennent, idées, tissu imaginaire.
Hier j’ai fumé au travail et en parlant à ma colocatrice. Le reste du temps un zombi sur un ordinateur, un corps qui dort oublié dans le sommeil, un corps du désir sans images oublié dans les seuils dans une branle longue.
Je fume dans les passages, je fume dans les attentes. Ce coup de fouet dresse mes nerfs et me tient éveillé. Ma journée se fait fil tendu entre chaque cigarette. Les rapprochements marquent une intensité. Ce sont des évènements.
J’avais compté sur L. pour arrêter de fumer, puis sur A. qui me réussit mieux en cela. Les amis immanquablement augmentent ma consommation du simple au cent. Avec eux je ne me bats pas, je ne danse pas, je ne baise pas. En famille je les enchaîne sans cesse.
Je m’endors en oubliant de rester éveillé. La fatigue aide. Les addictions c’est pareil, il faut les oublier. Je peux refuser une cigarette. Ou deux. Repousser l’échéance, pas plus. Les théories du manque ne servent à rien, comme les enfants il faut détourner l’attention. Avec A., la dernière fois, plus de douze heures sans fumer, même le sommeil au milieu. Pas de manque, je n’y avais même pas pensé. Je l’avais oublié.
Mobilisé, tendu, nerveux, je fume à chaque carrefour, les idées viennent, je réagis. Les cigarettes font contrepoint aux stupeurs, les unes et les autres assemblent ma journée. Sans fumer, pas de difficulté à respirer. Le temps se fait plus lent et plus épais. Ma peau est confortable de l’intérieur, le centre de mon corps n’est plus le cœur ou les poumons, douleur, je peux respirer avec le ventre, je peux respirer avec le sexe, mon corps peut s’oublier mon cerveau n’est plus une tour de contrôle. La vie n’est p lus une brasse coulée.
Je perds cette mobilité parfois joyeuse, toujours nerveuse. A chaque cigarette je bois. Cafés thés coca jus, bière rhum vin sirop lait. Marasme gazéifié introduisant une coupure entre moi et moi-même. Lui en moins ne reste qu’une éponge molle atone. Le bateau mouille s’endort au port.
Je ne parviens pas à me mettre aux différents travaux qui m’attendent. Avant-hier encore, ou plutôt samedi, je pouvais passer de l’un à l’autre, usant la corde nerveuse, usant les yeux, terminant fatigué le dos brûlé, le cœur qui cale. Comme un ouvrier, comme si chaque tâche était effectuée de l’extérieur, je suis un opérateur, ce n’est pas moi.
Je souhaite perdre cette distance, cette aliénation fondamentale. Entrer dans les choses, dans les êtres, dans moi-même. Je ne le pourrai jamais, mais un peu. Accueillir le désir naturellement, bander comme le vent se lève. Que la distance entre ma peau et moi s’achève pour que les autres en m’approchant viennent se coller à elle. Que toute mobilisation de mon corps, de moi-même, ne soit pas naturellement quelque chose qui me coûte.
Aucun mot d’ordre dont ceux qui ne savent rien friandent ne peut résoudre cela. Je n’ai pas confiance en eux, c’est fini, ils ne peuvent pas détourner mon attention. Rien de tout cela, rien d’eux hormis peut-être leur vivisection précise, ne peut m’amener l’oubli. Leur esprit bête, leur corps débile, passant pour des modèles, sentant le moindre blessé, le moindre cadavre pour tenter d’être maîtres ─ comment les accepter. Que les neutraliser, éteindre leur parole.
Les autres. Les autres… Participer les corps d’un bel ensemble nous.
La fumée s’agrège aux pores des peaux qui ne savent pas s’associer. Et bouchent ceux comme le nez près des immondes qui traînent parfois. La fumée emplit l’air que je ne sais pas me donner.