< Jad-Volantis Phrasé >
vendredi, mai 19, 2006
  < une oeuvre d'art >

Dans un village de moyenne-montagne, l’un de ces villages déserts et sombres hors-saison, mais remplis de touristes l’hiver et l’été, et dont les terrains et les maisons étaient rachetés en masse par des citadins et des européens, vivait un homme qui commençait à voir apparaître sur son crâne des cheveux blancs.

Il n’était pas satisfait du monde dans lequel il vivait, et il avait quelque fois discuté avec les contestataires locaux. Ils étaient d’accord dans leurs attaques, mais si les contestataires locaux essayaient d’organiser des rencontres d’art dans le village, afin qu’il y ait de l’animation et qu’autre chose que de la simple consommation se déroule dans le village, l’homme, lui, redoutait toute affluence d’être humains. Il souhaitait au contraire la plus grande solitude, mais une solitude remplie. Il ne savait pas de quoi, peut-être d’êtres humains.

Il vivait seul dans une maison isolée, que chacun pouvait apercevoir de la grand-route qui menait de la ville au village, et tous, au village, le connaissaient de vue, beaucoup nourrissant une certaine estime, du fait que rien ne pouvait lui être reproché, et que tous sentaient à son endroit une certaine domination. Ils le considéraient comme un pauvre homme, mais non désespéré.

Personne ne lui connaissait d’autres activités que l’art, et certains avaient pu, de loin, apercevoir l’une ou l’autre de ses œuvres. Les plus informés en ce domaine considéraient que ses sculptures relevaient du déjà vu, d’autres ressentaient un mystère, plus attirés par cet être étrange que par ses sculptures qu’ils s’évoquaient avec joie, mais desquelles ils ne parvenaient à énumérer aucune qualité.

L’une des œuvres de l’homme était une plaque de bois carrée, d’un mètre cinquante de côté et de dix centimètres d’épaisseur, dans laquelle il avait percé un trou, parfaitement circulaire, dont les bords se situaient à quinze centimètres de chaque arête de la plaque.

Dans la commune, ceux qui connaissaient le domaine des arts étaient les contestataires. Il se trouvait bien deux artistes dans la commune, un peintre et un sculpteur, mais l’un peignait de l’art d’église, et des sculptures de l’autre, chacun s’exclamait « qu’il est beau, ce joker », « qu’il est bien fait, ce cheval », et son coup de génie fut de sculpter une femme cambrée aux seins dénudés et soigneusement polis, sculptures dont tout le village parla pendant longtemps. Ces deux artistes ignoraient l’homme totalement, mêlant dans leur ignorance un mépris permis par leur réussite et une peur motivée par le sentiment que, peut-être, son art pourrait se révéler supérieur au leur aux yeux de gens informés.

Un jour, des responsables de la culture à la mairie du village, souhaitant favoriser des artistes locaux, eurent l’idée de proposer à l’homme d’exposer ses œuvres. Ils vinrent le trouver, et de manière incompréhensible fiers de leur idée autant que de leur audace, lui formulèrent leur proposition dans un ton respectueux dévolu aux vieillards dans les pays du tiers-monde. L’homme accepta simplement.

L’exposition eu lieu dans une salle de la mairie. Son œuvre du rond dans le carré fut suspendue par deux câbles au plafond, à trente centimètres au-dessus du sol, et à un mètre d’une cheminée, parfaitement dans l’axe de celle-ci. Les organisateurs avaient écrit une ligne pour chacune des œuvres, sur un grand panneau à l’entrée. Les œuvres étaient dépourvues de légende, et elles n’étaient pas à vendre. Pour cette œuvre-là, la ligne disait que le cercle avait été découpé à la main, sans aucun instrument de mesure ni aucun outil mécanique ou électrique.

Beaucoup de villageois, par pure curiosité, vinrent visiter l’exposition, et des touristes également, puisque c’était l’été. Les avis divergeaient, mais ne se communiquaient pas. Les uns ne comprenaient rien à ces œuvres, se tenaient bien dans la salle, puis expiraient après être sortis silencieusement. Les autres trouvaient que l’homme avait très bien réalisé ce cercle à la main, parce que ce ne devait pas être facile.

L’homme se trouvait là, assis sur une chaise. Quelques personnes venaient discuter avec lui. Lorsque les conversations commençaient sur les sculptures, elles dérivaient vite sur autre chose, le visiteur autant que l’homme n’ayant rien à dire sur ces œuvres d’art.

L’homme, ainsi, parlait presque toute la journée, et son exposition a été, pendant les deux semaines qu’elle a duré, le centre du village. L’homme était heureux. Au fond, ce qu’il n’aimait pas dans les manifestations organisées par les contestataires locaux, c’était que l’artiste était toujours quelqu’un d’autre. Et qu’il y ait de l’agitation humaine, ou qu’il n’y ait personne, son principal souci était d’être le centre de l’activité.

Il se trouve ici que l’œuvre d’art est toute cette scène. « L’œuvre de Dieu », diraient certains. Mais œuvre humaine, beaucoup plus sûrement, puisqu’elle est l’œuvre d’un artiste, dont des photos et des vidéos ont été présentées à la biennale de Venise en 2010, et qui a été saluée par la communauté artistique mondiale. Par ailleurs, un sociologue l’a décrite dans un mémoire de quatrième année.

Beaucoup se sont interrogés sur la nature de cette œuvre, discutant sa réalisation, et principalement la nature de l’intervention de l’artiste. Il a été établi que l’artiste ne s’est pas contenté d’immortaliser des faits qui se seraient déroulés sans aucune intervention de sa part, et qu’il n’a pas fait appel à des acteurs. Il a été démontré, avec pour preuve une vidéo cachée à l‘appui, qu’il a suggéré aux organisateurs de s’intéresser à l’homme, et que c’est lui-même qui a rédigé le panneau portant le commentaire des œuvres, et que c’est lui encore qui a disposé les œuvres dans la salle d’exposition. Son œuvre porte également trace des conversations de l’homme avec des visiteurs, ainsi que de rencontres de l’homme avec diverses personnes en-dehors de l’exposition, d’évocations de l’homme par des villageois avant, pendant et après l’exposition, de rencontres de l’homme avec les contestataires locaux, et enfin de l’homme lui-même dans sa solitude remplie de ses créations, avant, pendant et après l’exposition.

Il se murmure que l’artiste envisage de créer une œuvre semblable traitant cette fois de la biennale de Venise pendant laquelle son œuvre a été présentée. Certains le traitent de mégalomane, d’autre de génie.

 
  < développement des êtres informés >

« J't'ai jamais vu faire quoi que c'soit. Tu sais rien faire. Nul.

— Si tu crois qu'c'est facile, tiens. Qu'est-ce tu veux que j'fasse, hein ?

— Tu crois quoi, hein, qu'est-ce que tu crois ? Bien sûr qu'c'est pas facile, c'est sûr, mais tu pourrais au moins essayer. J'sais pas... Ou sinon travaille, c'est toujours ça, au lieu d'rien faire.

— Mbouèf. »

A. part faire quelque chose. A. a toujours quelque chose à faire. C., qui n'avait pas ouvert la bouche et restait jambe croisée main au menton le bras sur le genou et l'air un peu atterré dit :

« C'est pourtant facile d'être un génie. D'être parfait. Y'a qu'ça, d'toute façon, maint'nant, c'est facile, et y'a pas moyen d'être aut' chose. »

B., en qui monta immédiatement un sentiment de danger qui lui fit voir en C. un adversaire possible dans la lutte de classement des génies, dit dans une moue : « non », en étirant le ‘‘o’’, puis il chercha quelque chose à dire, ne bougeant pas pendant quelques instants, mais, ne trouvant rien à ajouter, il se roula une cigarette.

Il n'y avait aucune complicité entre B. et C., et aucune intimité. Chacun était le seul ami de l'autre, et ils avaient beau sortir ensemble, ils demeuraient étrangers l'un à l'autre, sans qu'aucun des deux ne puisse rien y faire.

De temps en temps, C. proposait à B. de faire un jeu. Sa voix alors malicieuse laissait présager qu’il y aurait une certaine séduction dans le jeu, quelque soit celui-ci, pouvant éventuellement déboucher sur une certaine complicité. Mais B. refusait, ne voyant aucun intérêt à jouer, sauf lorsque C. lui avait déjà fait cette proposition plus tôt dans la journée, ou la veille, auquel cas il se disait qu'il ne pouvait pas refuser, dans une idée confuse de diplomatie sans aucun but précis, et alors il participait au jeu, mais ne jouait pas vraiment. C. abandonnait le jeu au bout de vingt minutes, agacée, et B., qui s'était abandonné au vide, recevait l'onde d'un ton dans la voix de C., ou bien un geste trop vif, et il se maudissait de ne pas avoir été un peu plus attentif. Il souhaitait passer à autre chose, mais ne parvenait à sortir de l'abrutissement qu'en s'être une seconde fois abandonné au vide, sans faire rien de précis cette fois.

Parfois c'était B. qui, particulièrement en forme, abordait C., en tentant de l'emmener dans une réflexion dont la naissance et tout le développement consistaient en un unique stimuli cérébro-nervo, en obéissant à sa forme qui le faisait délirer, espérant vaguement que C. se joindrait à ses pitreries, ou en la taquinant, mais dans tous les cas, C. se rétractait, accentuait sa moue ou en profitait pour ressortir une ligne argumentaire des plus psycho-rigides possibles, toujours suffisament pour que les ardeurs de B. fondent en un instant, mais pas assez cependant pour qu'il se sente blessé. Il retombait dans sa léthargie habituelle.

B. et C., n'ayant quasiment jamais rien à faire, restaient dans un voisinage mutuel à longueur de journées, souvent dans la même pièce, souvent sans se parler, chacun avec un livre, un jeu vidéo ou internet, et il était rare que l'un des deux otât ses écouteurs.

Lorsque l'un des deux partait, l'autre ressentait généralement une soudaine montée d'érotisme. C. en profitait pour se double pénétrer avec deux gods de la taille maximale qu'elle avait pu trouver, portant à sa bouche tout liquide s'écoulant, et B. se masturbait, non sans s'introduire, parfois de force, quelques doigts dans l'anus. Les rares relations sexuelles qu'ils avaient étaient des rapports gênés et furtifs. B. ne parvenait souvent pas à bander, et C. restait inerte, sur le lit, le visage sans expression. Parfois B. finissait par lui donner des petites tapes, auxquelles elle répondait volontiers, et les tapes s'enchaînaient, se transformant en frappes, de plus en plus fortes, jusqu'à ce que l'un des deux ait le dessus. Lorsque c'était B., son esprit, qu'il essayait à n'importe quelle heure du jour et de la nuit de garder clair, même si le plus souvent totalement vide, se brouillait, un sentiment chaud s'emparait de son corps, un rictus lui poussait à la bouche, et sa domination ne tardait pas à se traduire par de violents coups de boutoir de son sexe dans les orifices de C., laquelle était comme morte, mais, retrouvant chaque fois cette idée que pour trouver son salut il vaut mieux jouer le jeu, acceptait cette domination, et venait alors à jouir, si B. lui en avait laissé le temps. Si C. avait pris le dessus, elle étranglait B, dont le sexe commençait à durcir à mesure que son souffle se perdait, puis s'empalait dessus avec force, telle une furie, sans égard aucun pour le membre de B., qui ne ressentait d'ailleurs rien, et sans surtout jamais lâcher son étreinte. Quand elle était prête à jouir, il se trouvait que B. se trouvait prêt de manquer d'air complètement, et c'est à ce moment-là que le rapport combiné de la jouissance et de la force tournait à son avantage, lui permettant de sortir de l'étau imposé par C., qui avait alors relâché quelque peu son étreinte, abandonnée à sa propre jouissance, et de ressentir la jouissance dans son sexe, qui ne tardait pas à répandre son sperme. Leurs coïts n'étaient jamais protégés et ils s'arrangeaient sans même y penser pour que la décharge ait lieu dans l'anus de C. Il est vrai que parfois, par pur sadisme de B., ou par pur lyrisme de C., elle avait eu lieu dans son sexe, mais dans ces cas-là, C. avalait une pilule du lendemain. Elle ne prenait pas la pilule parce qu'elle savait très bien qu'elle l'aurait oubliée au moins un jour sur deux, et il était évident pour eux deux que le préservatif n'avait aucune place dans leur couple.

Il arriva pourtant une fois que C. renonça à prendre la pilule du lendemain, pour voir. Elle souhaitait essayer d'avoir un gros ventre. Elle ne vit bien sûr aucun gynécologue, pas même de médecin, et ce n'est pas B., qui trouvait cela "marrant", mais sans plus, qui lui aurait conseillé le contraire. Elle fût très malade, et lorsque son état lui permettait de ne pas ressentir son corps souffrant, elle s'enfermait dans la salle de bains pour essayer de plonger la main au plus profond de son sexe. Elle n'arriva jamais à extraire le foetus, mais cet exercice se révéla bénéfique au moment de l'accouchement. Celui-ci eu lieu dans une maternité, parce qu'au dernier moment chacun des deux prit peur, et d'autant plus qu'ils voyaient un incompétent dans l'autre rien qu'en regardant ses yeux. La haine indifférente de C. à l'endroit de cette chose qu'elle avait procréé trouva sa justification dans le comportement des sages-femmes. C. se les était imaginées austères, pleines d'une morgue psycho-rigide, fondées sur l'ancien modèle qui voulait que l'on fasse le métier pour lequel on n'avait précisément pas la vocation, mais au lieu de trouver des complices silencieuses, elle vit des mères profondément attardées mentalement, qui la considéraient naturellement comme l'une des leurs, s'occupaient avec le plus grand soin, et semblait-il le plus grand plaisir, du bébé, et ne pouvaient s'empêcher d'infantiliser C. elle-même, dont la haine, en contrepartie, trouva sa résolution, ou déjà sa tranquillité, dans l'imagination du crime. Elle n'allait pas tout de suite passer à l'acte, ç'aurait été trop grossier, et trop précipité, d'autant plus qu'il fallait tenir trois jours dans cette maternité. B., lui, se contentait d'être là, tant qu'il ne sentait aucune tension entre C. et lui. Mais dès qu'il sentait la moindre tension, qui n'était souvent qu'une illusion provenant du réveil des nerfs de son corps qui s'ennuyait -- dès que, finalement, un stimuli cérébro-nervo naissait en lui, une idée -- il la comprenait comme un ordre de départ de la part de C., et s'en allait.

Personne dans leurs familles respectives, qui avaient tant à faire dans leur vie, n'était au courant de la grossesse de C., et même aucun voisin. A., de plus, avait facilement été tenue à l'écart en ne la contactant pas. C. sortit seule de la maternité un matin, profitant que B. n'était pas là, puisqu'il ne venait qu'aux alentours de treize heures, après qu'il se fût levé, qu'il ait bu un café et qu'il fût sûr de ne pas trouver de relents de cuisine dans les couloirs et la chambre de C. Trois rues après être sortie, C. eu le violent désir de réduire en bouillie le corps du bébé, et sa tête surtout. Le bébé s'appelait Michel, c'est le premier nom qui était venu à l'esprit de C., ou plutôt le second, C. ayant dans un réflexe éliminé "Gérard", lorsque la sage-femme lui eût demandé son prénom, et même si le prénom de Michel n'apparaissait jamais dans les phrases se déroulant dans la conscience de C., elle se maudissait de lui avoir donné un prénom qui évoquait pour elle l'atmosphère d'un PMU lorsque tous les ouvriers ne sont pas encore de retour après leur journée de travail. Devant la poubelle, elle sortit le bébé de ses langes, mais étrangement, elle sentit le besoin d'avoir un geste d'amour pour lui. Mais comme en aucun cas il ne devait atteindre l'appartement, pour ne pas que des voisins le voient ou l'entendent, il lui fallait le faire disparaître sur le chemin. Ce sentiment d'amour, très vite se transforma en un désir sexuel. Sous un pont, à l'abri des regards, elle déshabilla le bébé, qui ne tarda pas à faire ses besoins, que C., acceptant sa domination, avala avec avidité, et non sans geindre, avant de remballer le bébé dans ses vêtements, de se nettoyer le visage avec l'eau polluée de la rivière, puis, assaillie d'un sentiment de vengence, elle tordit le coup au bébé, tenta de réduire sa tête en bouillie, ne réussit qu'à lui enfoncer les deux yeux au fond du crâne et à lui dessouder la boîte crânienne, qui à sa grande horreur explosa, puis elle le mit dans une boîte, qu'elle déposa dans une poubelle. Elle rentra à l'appartement en mode automatique, le monde tournant autour d'elle, et s'effondra en pleurs incontrôlés sur le lit, réveillant B. par la même occasion. Il pouvait l'approcher dans ses moments de faiblesse, c'est pourquoi il la prit dans ses bras.

Ce n'est pas tant son acte qui faisait pleurait C. que le sentiment d'avoir briser l'image de sa propre mère, qu'elle ne voyait plus que très rarement, et dont elle tentait de refouler à grands renforts de haine le souvenir, afin qu'elle ne lui manquât pas. Lorsque ses esprits lui revinrent et qu'elle se fût dégagée de l'étreinte de B., la première chose qu'elle pu formuler fût : « mais qu'est-ce que c'est sale », et elle fût prise à nouveau de sanglots.

B. ne pensait pas le bébé comme son fils, mais comme la chose de C. Qu'elle ne l'eût pas ramenée ne lui semblait pas remarquable. Toutefois, il ne bu pas une bière, comme tous les soirs, mais le pack entier. C., quant à elle, s'installa sur le balcon dans une chaise pliante, des lunettes noires sur les yeux, et ne bougea pas de la journée.

A deux heures du matin, C., toujours sur la chaise longue, avec simplement une couverture sur le corps, et B., allongé sur le lit, saoul et amorphe, songèrent tous les deux à la perspective de leur vie. Ils virent chacun un carrefour, qui consistait en deux voies possibles, aussi vagues l'une que l'autre, mais qu'ils appelèrent tous les deux ‘‘vie’’ et ‘‘mort’’, ainsi qu'en la reconnaissance, ou non, du bébé comme évènement dans leur vie et dans leur couple. Evènement, ou plutôt, parce que ces questionnement, comme le destin qui se pointe, montrent qu'ils reconnaissaient le bébé comme un évènement, la possibilité de choisir que cet évènement soit joyeux ou malheureux, donc évènement indifférent ou supra-évènement. Une heure plus tard, le temps que toutes ces images s'étalent sur leur conscience, B. et C. avaient choisi de considérer le bébé, ainsi que sa mort, avec joie, et ce choix qui demandait de la volonté les ragaillardit.

Par la suite, B. et C. jouèrent souvent ensemble, chacun tentant de séduire l'autre tout au long du jeu. Ils rirent, délirèrent, firent l'amour tous les soirs, ou presque, s'abandonnant à l'autre. Ils développèrent des passions, C. pour la sculpture, et B. pour les installations. Ils devinrent des artistes reconnus par leurs pairs et sur le marché de l'art, bien que personne ne comprit jamais rien à leurs oeuvres, qu'ils créaient sans chercher à les comprendre non plus. Ils développèrent un dense réseau d'amis, leurs familles furent fières d'eux, les couvrant d'un amour admiratif bienveillant.

Dix ans après la mort du bébé, à l'âge de trente-deux ans, C. donna naissance à une petite fille, qu'elle et B. choisirent d'appeler Loumiène, sans trop savoir pourquoi, puis trois ans plus tard, alors que leurs oeuvres d'art se négociaient déjà très cher sur le marché, naquit un garçon, qu'il appelèrent, sans trop savoir pourquoi non plus, Valérien.

C. et B. cessèrent dès lors de créer, passèrent le plus clair de leur temps à s'occuper de leurs enfants et à « profiter de la vie », comme ils se le disaient chaque fois qu’ils sortaient de chez eux pour ne rien faire de spécial. Lorsque Loumiène et Valérien furent adolescents, des adolescents qui s'entendaient très bien avec leurs parents, vivaient chacun de leur côté une vie sociale intense et heureuse et revenaient à l'appartement pour partager des repas qui se déroulaient dans la joie, C. et B., qui portaient toujours en eux la trace de leur oeuvre bien qu'ils s'en furent délestés, se mirent à essayer de la comprendre. Ils publièrent des livres sur leur oeuvre respective, et d'autres inspirés par elle, furent reconnus comme écrivains par leurs pairs, par les critiques et par les librairies, qui plaçaient toujours leurs ouvrages sur l'étalage des meilleures ventes dès leur sortie, puis furent des vieillards heureux.

Ils furent comblés lorsque Loumiène et Valérien, unanimement reconnus comme des génies dans leur domaine, respectivement en graphisme et en sociologie, adulés comme tels et recevant des revenus financiers proportionnels à leur gloire, eurent à leur tour deux enfants chacun.

Des êtres qui eux furent très malheureux.

 

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