J’allume une cigarette. La quatrième de la journée. Je suis réveillé depuis huit heures, j’ai travaillé quatre heures.
Je fume car le travail. Fumer me donne du rythme, me donne une pause. Me permet de tenir, de ne pas m’endormir. C’est la part de rythme nécessaire mais qui m’est personnelle, comme une musique choisie au rythme d’une machine, de travail.
Je fume parce que les autres. En leur présence, parlant, ou rien. Juste là. Dans leur rapport à eux, dans ce vide de corps séparés par du vide, sans se toucher. Entre nous mais qu’est-ce que j’ai en tête. Parler. Et quoi encore raconter. Le choc de ce rapport, l’amortir. Fumer c’est jouer sur ma respiration, donc sur ma respiration à l’autre, quand celle-ci palpite, divague, s’absente, cahote, se vide. Sans parler des autres qui s’imposent comme force. Je fume pour ne pas leur rentrer dedans, éviter l’explicite du conflit, les irréconciliables.
Je fume parce que la faim. Là je fume pendant que le riz boue. Un reste de poulet mariné au yaourt et tandoori dans le frigo attend son temps de poêle. J’ai faim alors je fume. Mon corps ma bouche œsophage estomac attendent une nourriture. Des bulles pour le poisson quand il voudrait parler. Je dis. Des mots me viennent, idées, tissu imaginaire.
Hier j’ai fumé au travail et en parlant à ma colocatrice. Le reste du temps un zombi sur un ordinateur, un corps qui dort oublié dans le sommeil, un corps du désir sans images oublié dans les seuils dans une branle longue.
Je fume dans les passages, je fume dans les attentes. Ce coup de fouet dresse mes nerfs et me tient éveillé. Ma journée se fait fil tendu entre chaque cigarette. Les rapprochements marquent une intensité. Ce sont des évènements.
J’avais compté sur L. pour arrêter de fumer, puis sur A. qui me réussit mieux en cela. Les amis immanquablement augmentent ma consommation du simple au cent. Avec eux je ne me bats pas, je ne danse pas, je ne baise pas. En famille je les enchaîne sans cesse.
Je m’endors en oubliant de rester éveillé. La fatigue aide. Les addictions c’est pareil, il faut les oublier. Je peux refuser une cigarette. Ou deux. Repousser l’échéance, pas plus. Les théories du manque ne servent à rien, comme les enfants il faut détourner l’attention. Avec A., la dernière fois, plus de douze heures sans fumer, même le sommeil au milieu. Pas de manque, je n’y avais même pas pensé. Je l’avais oublié.
Mobilisé, tendu, nerveux, je fume à chaque carrefour, les idées viennent, je réagis. Les cigarettes font contrepoint aux stupeurs, les unes et les autres assemblent ma journée. Sans fumer, pas de difficulté à respirer. Le temps se fait plus lent et plus épais. Ma peau est confortable de l’intérieur, le centre de mon corps n’est plus le cœur ou les poumons, douleur, je peux respirer avec le ventre, je peux respirer avec le sexe, mon corps peut s’oublier mon cerveau n’est plus une tour de contrôle. La vie n’est p lus une brasse coulée.
Je perds cette mobilité parfois joyeuse, toujours nerveuse. A chaque cigarette je bois. Cafés thés coca jus, bière rhum vin sirop lait. Marasme gazéifié introduisant une coupure entre moi et moi-même. Lui en moins ne reste qu’une éponge molle atone. Le bateau mouille s’endort au port.
Je ne parviens pas à me mettre aux différents travaux qui m’attendent. Avant-hier encore, ou plutôt samedi, je pouvais passer de l’un à l’autre, usant la corde nerveuse, usant les yeux, terminant fatigué le dos brûlé, le cœur qui cale. Comme un ouvrier, comme si chaque tâche était effectuée de l’extérieur, je suis un opérateur, ce n’est pas moi.
Je souhaite perdre cette distance, cette aliénation fondamentale. Entrer dans les choses, dans les êtres, dans moi-même. Je ne le pourrai jamais, mais un peu. Accueillir le désir naturellement, bander comme le vent se lève. Que la distance entre ma peau et moi s’achève pour que les autres en m’approchant viennent se coller à elle. Que toute mobilisation de mon corps, de moi-même, ne soit pas naturellement quelque chose qui me coûte.
Aucun mot d’ordre dont ceux qui ne savent rien friandent ne peut résoudre cela. Je n’ai pas confiance en eux, c’est fini, ils ne peuvent pas détourner mon attention. Rien de tout cela, rien d’eux hormis peut-être leur vivisection précise, ne peut m’amener l’oubli. Leur esprit bête, leur corps débile, passant pour des modèles, sentant le moindre blessé, le moindre cadavre pour tenter d’être maîtres ─ comment les accepter. Que les neutraliser, éteindre leur parole.
Les autres. Les autres… Participer les corps d’un bel ensemble nous.
La fumée s’agrège aux pores des peaux qui ne savent pas s’associer. Et bouchent ceux comme le nez près des immondes qui traînent parfois. La fumée emplit l’air que je ne sais pas me donner.
Des fois t'es dans ta petite bulle, t'arrives à filer la narration, tout va bien. Et puis une panne ou je sais pas trop quoi fait que cette bulle éclate, que tu perds la narration, liée ssentiellement à la rotondité de la bulle. T'es pris d'angoisse, de vertiges, t'es obligé de faire quelque chose pour rétablir un équilibre, si on peut appeler équilibre cette très souvent disharmonie, cette inaptitude à la danse, cette recherche de stabilité, de symétrie, de platitude et de bullitude, d'immobilité parfaite, sur le modèle symbolique d'un homme debout ou position lotus, immobile en tous les cas.
T'as mal à la tête, mal au coeur, rien ne va plus dans ton corps et juste autour, tu ne perçois pas du tout ton environnement, ton rythme ne lui correspond pas du tout, tu le vois trop grand ou trop petit, trop rapide ou bien trop lent, tu n'en discernes pas les limites, tu ne parviens pas à tisser le moindre petit bout de narration, qui ne vient qu'après un équilibre trouvé et permet de le perpétuer. T'es obligé de te réfugier dans les choses, tu éprouves leur réalité, t'en saisis une, t'en déplaces une autre, comme une hystérique crypto-mère au foyer le dimanche, il faut que tu écrives quelque chose, que tu affirmes quelque chose, que tu fasses une action, que ton agressivité s'exprime.
T'es plus dans le domaine du choix, tu sais que c'est déterminé, t'aurais voulu faire autrement mais impossible, ton corps même ne le permet pas. T'y pensais peut-être quand t'étais dans ta bulle, mais on y est bien, dans sa bulle, mise en confiance si grande que tout y semble possible, au moins à condition de n'en être pas éjecté, qu'elle n'explose pas la bulle. Ton seul but est de la retrouver, peu importe si la prochaine crise est plus forte, encore, peu importe si t'arrives jamais à t'en extraire, de ta bulle, c'est la seule qui te convient, tu l'as même tellement habitée que t'arrives à la recréer dès que les circonstances le permettent un minimum. Et puis il n'y en a aucune autre, n'est-ce pas.
Tu rêves de transferts de bulles, sauter de ta bulle dans une autre, ou dans un train, ou sur un champs de bataille, quoi que ce soit qui te mette un peu en route, et à quoi ton séjour en bulle pourrait t'y préparer. Mais il semble que ta bulle te prépare à mourir, rien d'autre. C'est ça quand il n'y a pas d'éducation et plus confiance dans les dispositifs éducatifs qui peuvent exister, parce qu'ils ont cessé de croire en eux-mêmes et se sabotent tous seuls, sans grande vision, ni détermination, juste des habitudes, dirait-on, que tout le monde reproduit sans trop s'interroger.
A force de lire des livres, de regarder des films, de voir et connaître un minimum tant d'humains, on en finit par oublier qu'une vie n'est rien et que les plus grands hommes doivent leur succès essentiellement aux colporteurs de rumeurs post-mortem, ou même ante. C'est qu'on voit le monde comme un, qu'on emmagasine et tente de percevoir ce que ça pourrait donner, tout ensemble, quelle nouvelle chose, quels nouveaux humains, toujours untel ET untel, jamais OU. On devient immortel à force d'être spectateur, même si tous les voyants sont au rouge, c'est aussi qu'on recherche le miracle, défier un peu la vie, la mort ou ce que vous voulez.
L'immortalité, ou l'immobilité parfaite dans ta bulle, pour toi. Que rien n'en sort, aucune production, qu'il n'y ait pas de lien avec le dehors, ou si peu, comme des images en la caverne, souvenirs des morts et voix d'outre-tombe, techniques de communication modernes avec des gens connus. Tu pourrais passer des années comme ça, si ton corps veut bien le supporter. Aucune trace laissée dans le monde, ou presque, une disparition, une consumation intégrale, implosion nucléaire.
Marcher est une grande angoisse, c'est que ce n'est pas un film, si réel devient-il, prévu dans ta petite bulle, où tu imagines ta vie avant, très rarement, de la réaliser. Généralement tu laisses couler et tu reproches au monde entier, aux autres, à la société, à tout ce que tu veux, plus on en ajoute et plus ça devient drôle, de ne pas te prendre en confiance, de t'obliger à marcher vers quelque chose, déplorant les anciens assujettissements qui à ton avis pourraient être réactualisés, version post-libérations, au sein même de la vie, des formes culturelles quotidiennes, d'une vie et d'une culture non segmentées. T'as jamais eu à cacher quoi que ce soit, à mentir, à avoir honte, voilà comment on construit un bonhomme à unique dimension. Tu ne saurais pas dire si t'en souffres, tu ne connais rien d'autre que cette dimension unique, que tu projettes d'ailleurs partout, sur tout et sur tout le monde, en n'importe quelle circonstance. Tu te sens souvent con, mais tu n'en souffres pas, juste un très soupir et tu te demandes pourquoi on ne t'apprends pas à être segmenté, pourquoi on te réceptionne comme un être unifié, en le sachant très bien c'est sûr, parce qu'ils te perçoivent tel.
Sortir de ta bulle et de ton moi sans devenir en proie à la panique, au faire déterminé d'un être à la conscience qui ne s'appartient plus.
Des bouts, partout par terre, des bouts. Ensemble hétéroclyte qui à l'oeil commence à prendre forme. La poupée devient une poupée, un bras de poupée devient un bras de poupée. Des formes de corps, des formes de membres, surtout.
Elle qui n'arrivait pas à se faire exposer, à entrer au musée vivant, et vivante. Par manque de gentillesse, lui a-t-il fait comprendre, par trop d'inhibition, par des restes de dignité, et quoi ? s'est-elle crue de la génération de ses parents, et encore, à cette époque-là n'était-ce pas la libération ? Trop vieille, la jeunette, et ses oeuvres également ne mentent pas, d'un autre âge. Ses oeuvres opaques, ses oeuvres plates, ses oeuvres qui retiennent leur sens et leurs contenu, qui ont encore du sens et du contenu, que tout tient dans l'opacité plate grâce à un cadre, comme d'autres le ventre avec une ceinture, et d'autres encore les seins les cheveux, retenus par des ficelles pour donner forme correcte, acceptée, tolérée, valorisée, subventionnée.
Extrait de lui : "non, il n'y a pas de droit d'entrée sexuel ; non seulement les sociologues qui ont mené d'ailleurs une enquête sur ce sujet ont été très clairs, mais encore il n'y a ici que des amis à moi, et vous savez, dans le milieu de l'art, chacun a beaucoup de désir, d'appétence, on en veut et on aime la vie ; hommes ou femmes nous sommes d'abord une communauté de gens qui aimons la vie, et le sexe, ça fait partie de la vie, non ? Comment voulez-vous faire de l'art si vous n'aimez pas la vie ? Prenez une hystérique, par exemple, sa place est en clinique ou bien mère au foyer, pas dans un musée ; si certaines personnes ne sont pas artistes mais voudraient l'être, c'est leur problème, ici nous ne faisons entrer que des artistes ; je les reconnais, les artistes, vous savez, parfois je n'ai même pas à regarder leurs travaux".
Elle est revenue, sans sucer, sans se faire prendre sur le bureau, sans exposer son sexe, qu'elle appelle chatte, sur le papier, "la chatte de la poupée". Un sociologue écrit : "l'artiste contemporain peut être compris comme le modèle du travailleur contemporain". Elle n'est plus vierge à cause d'une banale histoire d'amour ; non, deux banales histoires d'amour, mais son sexe reste elle, métaphore de sa vie et d'elle-même, il ne va pas partir au plus offrant, il ne va pas s'éclater dans le luxe de la perte de soi, ni servir de monnaie d'échange et de passe-droit pour tous les lieux de réussite, d'ascension professionnelle et financière ; artistes pour aristos accessoirement soubrettes, autre siècle autre moeurs, mais où est passé le vingtième, il dit : "c'est le siècle de l'horreur, autant l'oublier". Elle lui en veut, et lui espère une métaphorisation sexuelle, il dit : "elle ne veut pas me couper les couilles et ne le fera pas, elle veut me baiser, et ma foi ça ne me déplait pas, je dois la laisser venir et exciter son désir puissance n ; c'est la vie, le sexe, c'est même la base de la vie, la psychanalyse n'a-t-elle pas mis cela au jour ?". Dur combat, qui met en jeu l'art et l'artiste, le commissaire d'exposition et le lieu d'art, et combien plus encore.
Rien sur les murs, une installation diraient certains de la génération d'après ce public qui vient et qui dit devant rien : "c'est beau", "ah non, tu vois, ce rien du tout, je n'aime pas, je ne sais pas, ça ne me parle pas". Des objets, des demis-objets, des bouts, tout un assemblage pour gamins attardés, venez jouer, jeté là sans ordre ni ordonnance sur une surface plane appelée sol sur un périmètre déterminé par l'idée que la liberté d'un s'arrête là où commence l'oeuvre de deux, voisin, autre, comptage individuel dans le contenant institutionnel.
Beaucoup de gens passent et s'arrêtent, debout bien droits ou un peu avachis par leur déjà heure de visite dans cet endroit propret, clair et lumineux comme un tribunal à l'architecture récente. Ils regardent et cherchent à voir et à comprendre. Ils lisent le panneau donnant explications, ils regardent et reregardent, se demandant quoi penser, se demandant ce qu'ils ressentent, d'autres se demandent ce que l'artiste a voulu faire, la proposition originale de cet être singulier, si originale et si singulier qu'on se presse de refermer cet être sur lui-même, ce qui marche couramment bien quand cette originalité et cette singularité n'est surtout que des mots, déclarations d'intention et prétention éhontée.
Des poupées, des bras, des jambes, des phallus, des poupées sans bras ni jambe, au sexe troué, on peut faire des assemblages, un phallus dans sa chatte, est-ce un homme maintenant ou s'est-elle bien faite niquée, et autres réflexions métaphysiques d'un peuple assurément aplati. Ils se parlent et l'un dit : "Los Angeles est une ville plate à perte de vue, mais déjà les villes chinoises sont des villes organiques. -- Je ne connais pas les villes chinoises".
Une poupée lui ressemble, une autre c'est lui, mais il y en a d'autres, beaucoup d'autres, et des objets divers dont l'on peut décorer les poupées, toutes à la forme semblable, industrialisation de la poupée et de ses accessoires, érotisation du prolétariat d'obédience exclusive. Deux caméras, planquées dans les oeuvres du voisin, filment le jeu et enregistrent les délires et questions et réponses et normalités qui se jouent à même le sol de ce laboratoire social ; quelques jeunes jouent avec les poupées, mais beaucoup n'ont même pas compris de quoi il s'agissait, ils laissent les poupées à leur sort, au meilleur des mondes possibles, il baise, elle est baisée, qu'ils soient amis ou non, qu'ils aiment la vie ou qu'ils préfèrent violenter le voisin pour pimenter un peu, se promenant dans ce musée, dans cette crypte de vivants embaumés, avec tout le respect dû au lieu, au directeur et aux artistes, tels qu'ils sont, baisodrome, baiseur, baisée, elle peut aussi sucer mais pour se faire enculer veuillez saisir le code. Les poupées ont sept trous, c'est le chiffre divin.
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Dans un village de moyenne-montagne, l’un de ces villages déserts et sombres hors-saison, mais remplis de touristes l’hiver et l’été, et dont les terrains et les maisons étaient rachetés en masse par des citadins et des européens, vivait un homme qui commençait à voir apparaître sur son crâne des cheveux blancs.
Il n’était pas satisfait du monde dans lequel il vivait, et il avait quelque fois discuté avec les contestataires locaux. Ils étaient d’accord dans leurs attaques, mais si les contestataires locaux essayaient d’organiser des rencontres d’art dans le village, afin qu’il y ait de l’animation et qu’autre chose que de la simple consommation se déroule dans le village, l’homme, lui, redoutait toute affluence d’être humains. Il souhaitait au contraire la plus grande solitude, mais une solitude remplie. Il ne savait pas de quoi, peut-être d’êtres humains.
Il vivait seul dans une maison isolée, que chacun pouvait apercevoir de la grand-route qui menait de la ville au village, et tous, au village, le connaissaient de vue, beaucoup nourrissant une certaine estime, du fait que rien ne pouvait lui être reproché, et que tous sentaient à son endroit une certaine domination. Ils le considéraient comme un pauvre homme, mais non désespéré.
Personne ne lui connaissait d’autres activités que l’art, et certains avaient pu, de loin, apercevoir l’une ou l’autre de ses œuvres. Les plus informés en ce domaine considéraient que ses sculptures relevaient du déjà vu, d’autres ressentaient un mystère, plus attirés par cet être étrange que par ses sculptures qu’ils s’évoquaient avec joie, mais desquelles ils ne parvenaient à énumérer aucune qualité.
L’une des œuvres de l’homme était une plaque de bois carrée, d’un mètre cinquante de côté et de dix centimètres d’épaisseur, dans laquelle il avait percé un trou, parfaitement circulaire, dont les bords se situaient à quinze centimètres de chaque arête de la plaque.
Dans la commune, ceux qui connaissaient le domaine des arts étaient les contestataires. Il se trouvait bien deux artistes dans la commune, un peintre et un sculpteur, mais l’un peignait de l’art d’église, et des sculptures de l’autre, chacun s’exclamait « qu’il est beau, ce joker », « qu’il est bien fait, ce cheval », et son coup de génie fut de sculpter une femme cambrée aux seins dénudés et soigneusement polis, sculptures dont tout le village parla pendant longtemps. Ces deux artistes ignoraient l’homme totalement, mêlant dans leur ignorance un mépris permis par leur réussite et une peur motivée par le sentiment que, peut-être, son art pourrait se révéler supérieur au leur aux yeux de gens informés.
Un jour, des responsables de la culture à la mairie du village, souhaitant favoriser des artistes locaux, eurent l’idée de proposer à l’homme d’exposer ses œuvres. Ils vinrent le trouver, et de manière incompréhensible fiers de leur idée autant que de leur audace, lui formulèrent leur proposition dans un ton respectueux dévolu aux vieillards dans les pays du tiers-monde. L’homme accepta simplement.
L’exposition eu lieu dans une salle de la mairie. Son œuvre du rond dans le carré fut suspendue par deux câbles au plafond, à trente centimètres au-dessus du sol, et à un mètre d’une cheminée, parfaitement dans l’axe de celle-ci. Les organisateurs avaient écrit une ligne pour chacune des œuvres, sur un grand panneau à l’entrée. Les œuvres étaient dépourvues de légende, et elles n’étaient pas à vendre. Pour cette œuvre-là, la ligne disait que le cercle avait été découpé à la main, sans aucun instrument de mesure ni aucun outil mécanique ou électrique.
Beaucoup de villageois, par pure curiosité, vinrent visiter l’exposition, et des touristes également, puisque c’était l’été. Les avis divergeaient, mais ne se communiquaient pas. Les uns ne comprenaient rien à ces œuvres, se tenaient bien dans la salle, puis expiraient après être sortis silencieusement. Les autres trouvaient que l’homme avait très bien réalisé ce cercle à la main, parce que ce ne devait pas être facile.
L’homme se trouvait là, assis sur une chaise. Quelques personnes venaient discuter avec lui. Lorsque les conversations commençaient sur les sculptures, elles dérivaient vite sur autre chose, le visiteur autant que l’homme n’ayant rien à dire sur ces œuvres d’art.
L’homme, ainsi, parlait presque toute la journée, et son exposition a été, pendant les deux semaines qu’elle a duré, le centre du village. L’homme était heureux. Au fond, ce qu’il n’aimait pas dans les manifestations organisées par les contestataires locaux, c’était que l’artiste était toujours quelqu’un d’autre. Et qu’il y ait de l’agitation humaine, ou qu’il n’y ait personne, son principal souci était d’être le centre de l’activité.
Il se trouve ici que l’œuvre d’art est toute cette scène. « L’œuvre de Dieu », diraient certains. Mais œuvre humaine, beaucoup plus sûrement, puisqu’elle est l’œuvre d’un artiste, dont des photos et des vidéos ont été présentées à la biennale de Venise en 2010, et qui a été saluée par la communauté artistique mondiale. Par ailleurs, un sociologue l’a décrite dans un mémoire de quatrième année.
Beaucoup se sont interrogés sur la nature de cette œuvre, discutant sa réalisation, et principalement la nature de l’intervention de l’artiste. Il a été établi que l’artiste ne s’est pas contenté d’immortaliser des faits qui se seraient déroulés sans aucune intervention de sa part, et qu’il n’a pas fait appel à des acteurs. Il a été démontré, avec pour preuve une vidéo cachée à l‘appui, qu’il a suggéré aux organisateurs de s’intéresser à l’homme, et que c’est lui-même qui a rédigé le panneau portant le commentaire des œuvres, et que c’est lui encore qui a disposé les œuvres dans la salle d’exposition. Son œuvre porte également trace des conversations de l’homme avec des visiteurs, ainsi que de rencontres de l’homme avec diverses personnes en-dehors de l’exposition, d’évocations de l’homme par des villageois avant, pendant et après l’exposition, de rencontres de l’homme avec les contestataires locaux, et enfin de l’homme lui-même dans sa solitude remplie de ses créations, avant, pendant et après l’exposition.
Il se murmure que l’artiste envisage de créer une œuvre semblable traitant cette fois de la biennale de Venise pendant laquelle son œuvre a été présentée. Certains le traitent de mégalomane, d’autre de génie.
« J't'ai jamais vu faire quoi que c'soit. Tu sais rien faire. Nul.
— Si tu crois qu'c'est facile, tiens. Qu'est-ce tu veux que j'fasse, hein ?
— Tu crois quoi, hein, qu'est-ce que tu crois ? Bien sûr qu'c'est pas facile, c'est sûr, mais tu pourrais au moins essayer. J'sais pas... Ou sinon travaille, c'est toujours ça, au lieu d'rien faire.
— Mbouèf. »
A. part faire quelque chose. A. a toujours quelque chose à faire. C., qui n'avait pas ouvert la bouche et restait jambe croisée main au menton le bras sur le genou et l'air un peu atterré dit :
« C'est pourtant facile d'être un génie. D'être parfait. Y'a qu'ça, d'toute façon, maint'nant, c'est facile, et y'a pas moyen d'être aut' chose. »
B., en qui monta immédiatement un sentiment de danger qui lui fit voir en C. un adversaire possible dans la lutte de classement des génies, dit dans une moue : « non », en étirant le ‘‘o’’, puis il chercha quelque chose à dire, ne bougeant pas pendant quelques instants, mais, ne trouvant rien à ajouter, il se roula une cigarette.
Il n'y avait aucune complicité entre B. et C., et aucune intimité. Chacun était le seul ami de l'autre, et ils avaient beau sortir ensemble, ils demeuraient étrangers l'un à l'autre, sans qu'aucun des deux ne puisse rien y faire.
De temps en temps, C. proposait à B. de faire un jeu. Sa voix alors malicieuse laissait présager qu’il y aurait une certaine séduction dans le jeu, quelque soit celui-ci, pouvant éventuellement déboucher sur une certaine complicité. Mais B. refusait, ne voyant aucun intérêt à jouer, sauf lorsque C. lui avait déjà fait cette proposition plus tôt dans la journée, ou la veille, auquel cas il se disait qu'il ne pouvait pas refuser, dans une idée confuse de diplomatie sans aucun but précis, et alors il participait au jeu, mais ne jouait pas vraiment. C. abandonnait le jeu au bout de vingt minutes, agacée, et B., qui s'était abandonné au vide, recevait l'onde d'un ton dans la voix de C., ou bien un geste trop vif, et il se maudissait de ne pas avoir été un peu plus attentif. Il souhaitait passer à autre chose, mais ne parvenait à sortir de l'abrutissement qu'en s'être une seconde fois abandonné au vide, sans faire rien de précis cette fois.
Parfois c'était B. qui, particulièrement en forme, abordait C., en tentant de l'emmener dans une réflexion dont la naissance et tout le développement consistaient en un unique stimuli cérébro-nervo, en obéissant à sa forme qui le faisait délirer, espérant vaguement que C. se joindrait à ses pitreries, ou en la taquinant, mais dans tous les cas, C. se rétractait, accentuait sa moue ou en profitait pour ressortir une ligne argumentaire des plus psycho-rigides possibles, toujours suffisament pour que les ardeurs de B. fondent en un instant, mais pas assez cependant pour qu'il se sente blessé. Il retombait dans sa léthargie habituelle.
B. et C., n'ayant quasiment jamais rien à faire, restaient dans un voisinage mutuel à longueur de journées, souvent dans la même pièce, souvent sans se parler, chacun avec un livre, un jeu vidéo ou internet, et il était rare que l'un des deux otât ses écouteurs.
Lorsque l'un des deux partait, l'autre ressentait généralement une soudaine montée d'érotisme. C. en profitait pour se double pénétrer avec deux gods de la taille maximale qu'elle avait pu trouver, portant à sa bouche tout liquide s'écoulant, et B. se masturbait, non sans s'introduire, parfois de force, quelques doigts dans l'anus. Les rares relations sexuelles qu'ils avaient étaient des rapports gênés et furtifs. B. ne parvenait souvent pas à bander, et C. restait inerte, sur le lit, le visage sans expression. Parfois B. finissait par lui donner des petites tapes, auxquelles elle répondait volontiers, et les tapes s'enchaînaient, se transformant en frappes, de plus en plus fortes, jusqu'à ce que l'un des deux ait le dessus. Lorsque c'était B., son esprit, qu'il essayait à n'importe quelle heure du jour et de la nuit de garder clair, même si le plus souvent totalement vide, se brouillait, un sentiment chaud s'emparait de son corps, un rictus lui poussait à la bouche, et sa domination ne tardait pas à se traduire par de violents coups de boutoir de son sexe dans les orifices de C., laquelle était comme morte, mais, retrouvant chaque fois cette idée que pour trouver son salut il vaut mieux jouer le jeu, acceptait cette domination, et venait alors à jouir, si B. lui en avait laissé le temps. Si C. avait pris le dessus, elle étranglait B, dont le sexe commençait à durcir à mesure que son souffle se perdait, puis s'empalait dessus avec force, telle une furie, sans égard aucun pour le membre de B., qui ne ressentait d'ailleurs rien, et sans surtout jamais lâcher son étreinte. Quand elle était prête à jouir, il se trouvait que B. se trouvait prêt de manquer d'air complètement, et c'est à ce moment-là que le rapport combiné de la jouissance et de la force tournait à son avantage, lui permettant de sortir de l'étau imposé par C., qui avait alors relâché quelque peu son étreinte, abandonnée à sa propre jouissance, et de ressentir la jouissance dans son sexe, qui ne tardait pas à répandre son sperme. Leurs coïts n'étaient jamais protégés et ils s'arrangeaient sans même y penser pour que la décharge ait lieu dans l'anus de C. Il est vrai que parfois, par pur sadisme de B., ou par pur lyrisme de C., elle avait eu lieu dans son sexe, mais dans ces cas-là, C. avalait une pilule du lendemain. Elle ne prenait pas la pilule parce qu'elle savait très bien qu'elle l'aurait oubliée au moins un jour sur deux, et il était évident pour eux deux que le préservatif n'avait aucune place dans leur couple.
Il arriva pourtant une fois que C. renonça à prendre la pilule du lendemain, pour voir. Elle souhaitait essayer d'avoir un gros ventre. Elle ne vit bien sûr aucun gynécologue, pas même de médecin, et ce n'est pas B., qui trouvait cela "marrant", mais sans plus, qui lui aurait conseillé le contraire. Elle fût très malade, et lorsque son état lui permettait de ne pas ressentir son corps souffrant, elle s'enfermait dans la salle de bains pour essayer de plonger la main au plus profond de son sexe. Elle n'arriva jamais à extraire le foetus, mais cet exercice se révéla bénéfique au moment de l'accouchement. Celui-ci eu lieu dans une maternité, parce qu'au dernier moment chacun des deux prit peur, et d'autant plus qu'ils voyaient un incompétent dans l'autre rien qu'en regardant ses yeux. La haine indifférente de C. à l'endroit de cette chose qu'elle avait procréé trouva sa justification dans le comportement des sages-femmes. C. se les était imaginées austères, pleines d'une morgue psycho-rigide, fondées sur l'ancien modèle qui voulait que l'on fasse le métier pour lequel on n'avait précisément pas la vocation, mais au lieu de trouver des complices silencieuses, elle vit des mères profondément attardées mentalement, qui la considéraient naturellement comme l'une des leurs, s'occupaient avec le plus grand soin, et semblait-il le plus grand plaisir, du bébé, et ne pouvaient s'empêcher d'infantiliser C. elle-même, dont la haine, en contrepartie, trouva sa résolution, ou déjà sa tranquillité, dans l'imagination du crime. Elle n'allait pas tout de suite passer à l'acte, ç'aurait été trop grossier, et trop précipité, d'autant plus qu'il fallait tenir trois jours dans cette maternité. B., lui, se contentait d'être là, tant qu'il ne sentait aucune tension entre C. et lui. Mais dès qu'il sentait la moindre tension, qui n'était souvent qu'une illusion provenant du réveil des nerfs de son corps qui s'ennuyait -- dès que, finalement, un stimuli cérébro-nervo naissait en lui, une idée -- il la comprenait comme un ordre de départ de la part de C., et s'en allait.
Personne dans leurs familles respectives, qui avaient tant à faire dans leur vie, n'était au courant de la grossesse de C., et même aucun voisin. A., de plus, avait facilement été tenue à l'écart en ne la contactant pas. C. sortit seule de la maternité un matin, profitant que B. n'était pas là, puisqu'il ne venait qu'aux alentours de treize heures, après qu'il se fût levé, qu'il ait bu un café et qu'il fût sûr de ne pas trouver de relents de cuisine dans les couloirs et la chambre de C. Trois rues après être sortie, C. eu le violent désir de réduire en bouillie le corps du bébé, et sa tête surtout. Le bébé s'appelait Michel, c'est le premier nom qui était venu à l'esprit de C., ou plutôt le second, C. ayant dans un réflexe éliminé "Gérard", lorsque la sage-femme lui eût demandé son prénom, et même si le prénom de Michel n'apparaissait jamais dans les phrases se déroulant dans la conscience de C., elle se maudissait de lui avoir donné un prénom qui évoquait pour elle l'atmosphère d'un PMU lorsque tous les ouvriers ne sont pas encore de retour après leur journée de travail. Devant la poubelle, elle sortit le bébé de ses langes, mais étrangement, elle sentit le besoin d'avoir un geste d'amour pour lui. Mais comme en aucun cas il ne devait atteindre l'appartement, pour ne pas que des voisins le voient ou l'entendent, il lui fallait le faire disparaître sur le chemin. Ce sentiment d'amour, très vite se transforma en un désir sexuel. Sous un pont, à l'abri des regards, elle déshabilla le bébé, qui ne tarda pas à faire ses besoins, que C., acceptant sa domination, avala avec avidité, et non sans geindre, avant de remballer le bébé dans ses vêtements, de se nettoyer le visage avec l'eau polluée de la rivière, puis, assaillie d'un sentiment de vengence, elle tordit le coup au bébé, tenta de réduire sa tête en bouillie, ne réussit qu'à lui enfoncer les deux yeux au fond du crâne et à lui dessouder la boîte crânienne, qui à sa grande horreur explosa, puis elle le mit dans une boîte, qu'elle déposa dans une poubelle. Elle rentra à l'appartement en mode automatique, le monde tournant autour d'elle, et s'effondra en pleurs incontrôlés sur le lit, réveillant B. par la même occasion. Il pouvait l'approcher dans ses moments de faiblesse, c'est pourquoi il la prit dans ses bras.
Ce n'est pas tant son acte qui faisait pleurait C. que le sentiment d'avoir briser l'image de sa propre mère, qu'elle ne voyait plus que très rarement, et dont elle tentait de refouler à grands renforts de haine le souvenir, afin qu'elle ne lui manquât pas. Lorsque ses esprits lui revinrent et qu'elle se fût dégagée de l'étreinte de B., la première chose qu'elle pu formuler fût : « mais qu'est-ce que c'est sale », et elle fût prise à nouveau de sanglots.
B. ne pensait pas le bébé comme son fils, mais comme la chose de C. Qu'elle ne l'eût pas ramenée ne lui semblait pas remarquable. Toutefois, il ne bu pas une bière, comme tous les soirs, mais le pack entier. C., quant à elle, s'installa sur le balcon dans une chaise pliante, des lunettes noires sur les yeux, et ne bougea pas de la journée.
A deux heures du matin, C., toujours sur la chaise longue, avec simplement une couverture sur le corps, et B., allongé sur le lit, saoul et amorphe, songèrent tous les deux à la perspective de leur vie. Ils virent chacun un carrefour, qui consistait en deux voies possibles, aussi vagues l'une que l'autre, mais qu'ils appelèrent tous les deux ‘‘vie’’ et ‘‘mort’’, ainsi qu'en la reconnaissance, ou non, du bébé comme évènement dans leur vie et dans leur couple. Evènement, ou plutôt, parce que ces questionnement, comme le destin qui se pointe, montrent qu'ils reconnaissaient le bébé comme un évènement, la possibilité de choisir que cet évènement soit joyeux ou malheureux, donc évènement indifférent ou supra-évènement. Une heure plus tard, le temps que toutes ces images s'étalent sur leur conscience, B. et C. avaient choisi de considérer le bébé, ainsi que sa mort, avec joie, et ce choix qui demandait de la volonté les ragaillardit.
Par la suite, B. et C. jouèrent souvent ensemble, chacun tentant de séduire l'autre tout au long du jeu. Ils rirent, délirèrent, firent l'amour tous les soirs, ou presque, s'abandonnant à l'autre. Ils développèrent des passions, C. pour la sculpture, et B. pour les installations. Ils devinrent des artistes reconnus par leurs pairs et sur le marché de l'art, bien que personne ne comprit jamais rien à leurs oeuvres, qu'ils créaient sans chercher à les comprendre non plus. Ils développèrent un dense réseau d'amis, leurs familles furent fières d'eux, les couvrant d'un amour admiratif bienveillant.
Dix ans après la mort du bébé, à l'âge de trente-deux ans, C. donna naissance à une petite fille, qu'elle et B. choisirent d'appeler Loumiène, sans trop savoir pourquoi, puis trois ans plus tard, alors que leurs oeuvres d'art se négociaient déjà très cher sur le marché, naquit un garçon, qu'il appelèrent, sans trop savoir pourquoi non plus, Valérien.
C. et B. cessèrent dès lors de créer, passèrent le plus clair de leur temps à s'occuper de leurs enfants et à « profiter de la vie », comme ils se le disaient chaque fois qu’ils sortaient de chez eux pour ne rien faire de spécial. Lorsque Loumiène et Valérien furent adolescents, des adolescents qui s'entendaient très bien avec leurs parents, vivaient chacun de leur côté une vie sociale intense et heureuse et revenaient à l'appartement pour partager des repas qui se déroulaient dans la joie, C. et B., qui portaient toujours en eux la trace de leur oeuvre bien qu'ils s'en furent délestés, se mirent à essayer de la comprendre. Ils publièrent des livres sur leur oeuvre respective, et d'autres inspirés par elle, furent reconnus comme écrivains par leurs pairs, par les critiques et par les librairies, qui plaçaient toujours leurs ouvrages sur l'étalage des meilleures ventes dès leur sortie, puis furent des vieillards heureux.
Ils furent comblés lorsque Loumiène et Valérien, unanimement reconnus comme des génies dans leur domaine, respectivement en graphisme et en sociologie, adulés comme tels et recevant des revenus financiers proportionnels à leur gloire, eurent à leur tour deux enfants chacun.
Des êtres qui eux furent très malheureux.
— le monde est rien et dtfaçon kes t’y peut toi ? jsais rien, jconnais rien, jfais rien de ma vie, kes tu veux que jty dise. Pis tout le monde s’en fout, si tu penses kjsuis kelkun d’important tu tgoures, jle pense pas moé, alors tu vois, jmen fous, jvis ma ptite vie, j’essaye de msentir bien comme ça, jme fatigue pas la tête, tu sais, y’a personne qui voit rien, et pis si y’a kelkun qui vnait, ptét bien qujmen foutrait, ou par curiosité, ptét ben. Ta pas dvanité quand les aut y sont pas là, si le maît y tregarde pas tu t’en fous, et pis si le maît en toi l’est plus. Tu peux même te laisser aller, même. C’est doux, tu sais. Tu vis plus rien, tu peux bien être heureux.
Vie amorphe, ne rien faire, passe temps unique qui rend zombie, nécrose du corps névrosé dans ses replis puants. Vie sous perfusion dans les deux sens, l’art et la manière d’être con. Horizon de la mort, de toute façon ça ne va pas durer longtemps, désert à perte de vue, ah c’est plus les maisons bien fermés pleines de petits bibelots et de tapisseries kitsches. Aucune prise sur le réel, je sais pas me servir de mes mains, et elles s’abîment trop vite au contact de n’importe quelle matière. J’ai pas de rage, pas de haine, je connais personne, comment ça pourrait être, et puis j’ai pas envie de connaître qui que ce soit, chacun est un désert sans aucun intérêt, on n’a rien à se dire, je connais rien, j’ai rien à leur demander, nous n’avons rien à vivre ensemble. Ça naît comme ça l’amour, je me disais, l’accroche nécessaire dans le parfait désert. Mais ils sont tous si croyants dans leur vie et dans leur cadre de vie, ils arrivent tous bien à vivre, de bons animaux sociaux, pas comme moi, je sais vivre que dans les zoos, mais là-dedans je me laisse mourir par pure protestation, Oblomov retrouvé. C’est complètement stupide, surtout que c’est silencieux. Ça ne fait pas de bruit quelque chose qui meurt, depuis qu’on en a marre des tambours et trompettes, qu’on veut la vérité de la mort, c’est tellement silencieux qu’on ne le voit même pas, on préfère largement les flashs, mais ils cachent tout à trop montrer. J’en ai marre du bruit et des autres, je sais bien qu’il faut faire gaffe au tourbillon de la déprime, qui nous imprime autant que les autres la chose qu’ils sont, et même plus, mais ce que je veux n’est pas la déprime, et c’est pas le contraire non plus, je sais pas ce que je veux.
J’ai pas vraiment d’horizon, des possibles dont j’ignore le potentiel probabilistique, et j’ai pas vraiment d’être à mettre en avant, une essence que je pourrais chercher à extraire, je change un peu trop souvent je trouve, et suis toujours pareil, banal numéro je me perds dans la foule. L’objectivité, la raison, l’intérêt pour les autres, très peu pour moi, le moment qui clôt l’enfance après quoi c’est quasiment fini, ça fait que commencer, il est pas encore passé. Je sais pas quand ça vient, peut-être quand il n’y a plus rien, une vague débarque qui emmène la coquille vide se faire houler dans la mer. J’ai même pas une vie vraiment merdique, que la raconter ça mettrait déjà des couleurs, là c’est un peu comme une machine électronique à faire des sons qu’on aurait oublié d’éteindre avant de partir, il reste un son sourd lent en continu que plus personne n’écoute, et pourtant c’est quand tout le monde est parti que commence la musique. J’arrive pas à être simple, je veux être compliqué, me conformer à une image, un code, un être, un programme existentiel, en trouvant ce machin par une recherche qui serait recherche de moi aussi, quitte à le présenter comme celui d’un autre mon double, très peu pour moi, je ne me reconnais jamais dans les miroirs, mais c’est vrai que c’est stupide, on demande si je reconnais l’image en moi et pas moi dans le miroir, quel naïf que je suis. C’est que tous font partie du complot, un mot que je n’aime pas beaucoup, je prends pas cette affaire à cœur, leur connerie fait sourire. Mais j’imagine que ça doit libérer de pouvoir dire je suis ceci, je suis cela, et de parler de la chose, et de se conformer à la chose pour vivre, si on a confiance, et on a confiance puisqu’on croit qu’on est ceci, qu’on est cela, ça doit porter, et ça doit aérer les poumons, comme si l’air qu’on insuffle il venait des images, des choses, que l’image qui va de nous à elles, et retour, ce serait de l’air, alors que je reste sans et les poumons tout plats, et ces choses me procurent de l’angoisse, parce que c’est pas moi, c’est une caverne qui m’enferme et m’étouffe.
J’ai dû dire très tôt je, à la naissance déjà, quand c’était tout ce que je pouvais opposer à l’hélico qui me transbahutait, je devais pas avoir beaucoup confiance, alors entre la mère qu’était pas là, l’hélico qu’était pas sûr, la sage-femme qui en avait marre de moi, et là où on allait que je savais pas si on allait quelque part, c’est probable que j’ai pu juste penser je. Je sentais rien de spécial, pas de sensations particulières, simplement la sensation de moi, y’a rien d’autre et y’a rien d’autre à dire, dans un hélico qui fait Gap-Marseille tout droit, la complexité du monde et de la culture, ça nous passe un peu en dessous, et puis que qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qu’il y a — y’a que la nuit et puis un bruit toujours pareil, et puis c’est tout et puis je sens je : comme on dit, rien. Il y a je et puis rien d’autre, parce que le bruit et le ciel ça compte pas vraiment, et je c’est pas grand-chose, on pourrait s’en passer, mais pour l’instant y’a que ça, sauf à convoquer des chimères, et les chimères, qui est né dans un hélicoptère n’en a pas tant que ça, c’est calme plat et nuit sans lune et vrombi les pâles, le silence est si grand qu’il y a même pas à pleurer, on est tout seul et tout ce qui existe ne dépend que de nous, ce je que je devais sentir et qu’il valait mieux que je sente bien parce que je ne pouvais avoir confiance qu’en lui. Déjà à la naissance j’avais pas beaucoup d’air, pneumothorax d’entrée, seul avec moi-même que je venais de découvrir, mon meilleur ami, et moi entre un pneumothorax et un grand désert, au milieu moi et je.
Il y a des naissances qui facilitent pas à l’insertion sociale. Inséré en moi-même, c’est tout, je mon meilleur ami mon double, seul repos de ma confiance, et confiance angoissée, parce que j’en doute toujours. Comment peut-on avoir confiance dans un machin crevé d’un pneumothorax. Depuis c’est toujours un peu pareil, le monde c’est le désert, les autres sont bien loin, il n’y a que moi, tout seul, avec moi-même. Je tente un rapport aux images, peut-être pour trouver un peu d’air, mais l’air d’un moment est la sûre angoisse le moment d’après. C’est que je gagne le pneumothorax mais je perds le je. Je le perds et je ne vois pas quels mots pourraient dire le voyage dans la nuit, et puis moi là-dedans, comme une incapacité à fermer les rideaux, que si l’on tire trop ça craque, faut y aller doucement mais on comprend jamais comment ça marche, on finit par regarder au loin par la fenêtre en oubliant le geste, et puis ça vient, alors on recule d’un pas et on laisse nos mains terminer le mouvement, en regardant en l’air, et quand c’est fini on n’oublie pas de maudire le rideau au passage, avant de sourire, parce qu’il est notre ami, et puis on va se coucher. C’est ça, mon voyage dans la nuit, il s’inscrit dans cette scène, qu’il faudrait la tirer comme un rideau, et ça dirait assez bien le fin des fins, car ça va chercher loin. Y’a toute une vie dans un tableau, pour d’autres dans des catégories populaires remplies de choses, d’actes et de signes, et d’être et de langage. S’identifier à un voyage en hélicoptère ou à une star de cinéma, c’est à peu près pareil, car l’essentiel, qu’ils disent, c’est de se reconnaître dans quelque chose, parce qu’on ne peut être soi-même qu’en étant quelque chose d’autre, des réseaux de symboles qui s’appellent les uns les autres, se cristallisent et se meuvent comme le réel qu’on croit, jusque dans les bugs des jeux vidéos même, des formidables coïncidences qui peuvent également être autrement, alors tout change, il faut tout refaire, ou suivre le chemin, parce que l’imaginaire depuis Martin paraît plus sûr que le monde réel, qu’ils disent, des constructions strangulantes pour animaux sociaux pendus et courts dans le lynchage par ses congénères propres, Léviathan qui digère les êtres avec les choses prises dans la lave refroidie.
Le vent souffle fort et des portes claquent dans le couloir. (Je vais me coucher, Thiéfaine : « je vous — attend ».)